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La course au mariage

14 juillet 1994

Le dimanche de Rolande

Chapitre 1

En ce 14 juillet 1940, par un beau dimanche ensoleillé, ma sœur Rolande et moi, accompagnées de notre père, comme à l’ordinaire, nous acheminons très tôt à la messe dominicale. Nous avons plus de trois milles à parcourir pour nous rendre à l’église.

Comme à l’accoutumée, sitôt arrivés au village, papa dételle son cheval dans l’écurie de notre oncle Alfred, ce qui nous laisse un peu de temps pour faire un brin de causette avec nos joyeuses cousines.

Nous sommes cependant frappées par l’atmosphère toute spéciale qui règne dans la maison. La cousine Kilda surgit comme une tornade, virevolte, heureuse de nous communiquer une grande nouvelle :

- Eh bien, les filles, c’est aujourd’hui que je me marie. Croyez-le ou non, mon Arthur est arrivé hier du chantier. Et voilà, c’est décidé : c’est le grand jour, on se marie dans cette course au mariage .

Nous n’étions aucunement informées de cette histoire de course au mariage. Voyant notre incrédulité, elle explique :

- C’est sérieux, vous savez, l’évêque accorde une dispense à tous ceux qui se marient le 14 juillet. Ainsi nos hommes seront exemptés de la guerre. Et les gens mariés recevront double indemnité en comparaison avec les célibataires.

Devant cette réalité, Rolande saute sur l’occasion et déclare à son tour :

- Mais c’est mon cas à moi aussi, les filles ! Mon Arthur est dans les chantiers à faire sa " run de mariage " !

Sans plus tarder, elle va prendre toute l’affaire en main. Elle court rencontrer monsieur le curé. Mais lui n’est pas du tout au courant de la situation. Il se rend compte cependant de l’importance des faits et appelle au presbytère de St-Cœur-de-Marie, d’où le curé voisin lui confirme que dans tout le diocèse, l’évêque accorde une dispense qui permet aux couples d’éviter les problèmes de la conscription en se mariant.

C’est donc à la messe, au prône du dimanche, que le curé annonce à tous ses paroissiens cette nouvelle venant de l’évêché et qu’entre midi et minuit, il se met à la disposition des couples aptes à se marier.

Vous devinez bien - et certains s’en souviennent sûrement - que c’est le branle-bas général chez les couples qui avaient déjà échafaudé quelques plans…. Vous devinez en même temps que notre Clément se met à faire des plans lui aussi. Mais ceux de Rolande, qui a déjà prévu son mariage ont priorité pour le moment. Aussi Clément n’a pas le choix de refuser de les accompagner pour aller chercher Arthur dans les chantiers de la Metabetchouan.

Après la messe, Rolande retourne donc voir monsieur le curé pour lui demander de préparer les formalités nécessaires à leur mariage et lui annoncer qu’elle part immédiatement chercher son Arthur. Elle prend soin d’appeler à St-Jérôme pour qu’un messager soit envoyé au chantier d’Arthur afin de le prévenir que quelqu’un l’attend au bord du bois,

L’Angelus du midi sonne comme nous laissons le village de l’Ascension. Nous partons quatre pour cette mission, dont le cousin Laurent Savard, qui conduit sa vieille Wellis des années 30. Vraiment nous sommes en voiture, n’est-ce pas ? Cousin Laurent était un voisin au cœur bien généreux ..

Arthur n’était pas au bout du monde, me direz-vous, dans les chantiers à proximité de St-Jérôme . Aujourd’hui, il aurait été si facile de le ramener à une heure convenable, pour se marier à une heure convenable aussi. Mais en 1940, les moyens de communications avec les chantiers sont très différents. Selon nos plans, nous devions revenir pour le souper, alors que toute la famille doit nous attendre pour fêter l’événement.

Dans l’après-midi, au bout d’un chemin tortueux, nous apercevons près d’un ruisseau un pêcheur et un cheval, Il nous regarde venir et Rolande lui demande s’il n’a pas vu un commissionnaire à cheval portant un message à un certain Arthur Boivin ? Il la laisse parler, puis lui avoue tout de go que c’est lui le messager ! ! Rolande est horrifiée et lui commande sévèrement d’aller au galop porter son message urgent !

Quant à nous, un peu plus loin dans la voiture, nous venons de comprendre que notre Arthur n’est pas " sorti du bois ". Et nous non plus ! Car, à partir de là , tout doit se faire à cheval ou ….à pieds !. Que nous reste-t-il à faire, si ce n’est d’attendre notre ami patiemment….en battant l’air de tous les bras à notre disposition ?

Est-ce utile de vous dire que ce n’est pas nous qui avons mangé ce soir-là ? Ce sont les mouches et les maringouins, oui ! Et avec un appétit féroce ! J’avais jamais vu une pareille horreur !

Et que dire de cette belle journée ensoleillée qui fait place maintenant à une nuit noire effrayante ! Les heures nous paraissent interminables. Le moindre craquement nous fait tous sursauter . Est-ce lui qui arrive ? Non, un animal ou le vent ?

Il est minuit lorsqu’on voit apparaître entre les arbres une lampe de poche vacillante et une ombre qui la suit . C’est Arthur, à bout de souffle, les yeux hagards d’avoir trop couru, les vêtements tout sales d’avoir trébuché un peu partout, tout angoissé par ce message urgent qui lui annonçait quelque chose de grave à l’orée du bois: était-ce une mortalité, un feu ? ? ?

À sa grande surprise, il perçoit Rolande. Son visage se fige... Il sent la colère lui monter au visage . Il entraîne sa promise à l’écart du groupe pour s’entretenir avec elle. Rolande aussitôt le rassure et lui explique toute la situation. Et nous nous lançons sur le chemin du retour.

C’est pas trop tôt ! Nos parents sont morts d’inquiétude. En nous voyant arriver, maman dit à Rolande que le curé vient d’appeler et qu’il attend pour les marier. La grosse horloge grand-père sonne les deux heures du matin !

En toute hâte, Rolande aide Arthur à se débarbouiller . Notre homme est encore à moitié mort d’avoir tant couru. On lui prête un habit de notre frère Antonio. Madeleine retient son rire : l’habit est beaucoup trop petit !

Il devait être vers les trois heures du matin quand Arthur et Rolande se sont donnés l’un à l’autre dans l’église de l’Ascension.

On devine qu’après le " oui " à l’autel, ils n’ont pas dû trouver beaucoup de choses à dire et à faire si ce n’est un " oui, couchons-nous , la journée a été bonne ! 


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