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Pisse pis monte pis couche!

 

En fin de journée, dans notre rue, s’opérait un miracle quotidien. C’était le temps du présent, au mode impératif. Le futur était du passé. On entendait à l’autre bout du champ d’Ulysse Bouchard une étrange incantation.

- Queue vache, queue, queue, queuuuuue…

Et c’était comme ça à tous les soirs. À peu près vers la même heure, en effet, au cricri des grillons, succédaient d’autres cris :

- Ooooon souuuuupe!
- Souuupeeeeeer…
- V’nez vous-en souper, les enfants…
- Yvon, tit-Guy, v’nez manger!

Alors d’étranges petits animaux, des Néron, des Brisson, des Juneau, des Fortin, des Tremblay, des Collard, les uns à plumes, les autres à poils, casqués, armés, déguisés, rappliquaient de la savane, s’exhumaient d’un terrier, émergeaient d’une talle d’aulnes, répondant au chœur des mères soupières - et de leur estomac - pour s’attabler en rang d’oignons autour des douze bols de soupe déjà trempés.

- Encore des patates fricassées, je suppose! maugréait Hélène.
- Encore de la soupe…! soupirait l’enfant-martyr, celui qui refusait d’en manger rien que pour grandir.

Mais comme à tous les soirs, une voix s’élevait alors, pédagogique, imposante, enterrant nos bousculades de chaises et nos esclandres de brouillons d’adultes pour couper, au ras le sifflet, toute ombre de mutinerie verbale et muette. La voix appuyait bien sur les quatre premières syllabes pour faire vibrer tous les petits cœurs à l’unisson :

- BÉNISSEZ-NOUS, mon Dieu, pour la nourriture que nous allons prendre…

Et le chœur des anges entonnait le reste du Benedicite sans mots gréer. Puis, l’œil en biais vers le petit martyr, la voix zipait ainsi le silence:

- Pis pas de soupe, pas de dessert!

Le repas était vite avalé, sauf pour le dissident déjà prisonnier des mots que sa cuiller formait au fond de sa soupe à l’alphabet. L’appel des mots déjà… Il tassait d’abord autour du bol les gros morceaux de tomate visqueux et luisant comme des yeux de ouaouarons et alignait en rangée de fantassins les petites lettres blanches. Des mots déjà lourds de sens dont il ignorait la signification, bien sûr : Ditature… libeté… Il manquait des lettres, oui. Des fautes de l’enfance… Il en manque toujours dans une soupe, saviez pas ça? On échange ses C et ses R contre de beaux T bien droits, comme le poteau électrique en avant de la maison. On s’en fait voler aussi...

Mais on finissait toujours par l’avoir à l’usure, le petit martyr. Il réussissait à ravaler tous ses mots et le bouillon qui allait avec, on le créditait des tomates qui restaient, celles qu’il n’avait pas réussi à faire disparaître sous la table en les donnant à Princesse, la chienne. Il enfilait quelques morceaux de patate, reluquait, mais pour y renoncer à regret, vers les galettes de mélasse. Et c’est en se fouettant le derrière du cheval qu’il s’élançait vers la porte pour le dernier jeu de la journée.

Alors succédait l’autre miracle, dehors, celui-là. C’était le moment, juste après 6 heures, où les descendants des Apaches et des Commanches de la rue s’attroupaient autour d’une maison, généralement la nôtre, pour s’entre-tuer le temps de quelques jeux. C’était vite décidé à savoir si on allait jouer au drapeau, à la cachette, à la canisse, au ballon prisonnier ou au ballon coups de pieds. Le temps pressait. Nous savions tous que notre petite vie d’enfant-jeux allait se terminer par une autre phrase célèbre et toute aussi rassemblante.

Généralement, le soir, on évitait les drames du jours, trop élaborés, qui demandaient de la mise en scène, de la suite … et qui exigeaient un certain partage des tâches et une longue négociation sur les rôles. Jean-Yves Néron et Gaétan Fortin n’acceptaient pas toujours les jobs de perdants et des massacrés. Ils voulaient faire Kit Carson et El Torro, eux aussi! Ils ne jouaient pas le comte de Monte Christo, Robin des Bois ou le dernier des Mohicans avec notre brio, mais une phrase-marteau, une autre – nous ne le savions pas encore - avait le pouvoir de nous exercer tout jeunes à la sociale-démocratie et au partage des victoires :

- Ben, j’joue pus d’abord….

Il n’y avait donc pas que le chœur des mères à connaître le pouvoir des phrases. Le territoire miné de notre enfance a été marqué par les urines de ces phrases-fétiches. Tenez, si vous êtes un peu patients, quelques lignes plus bas, l’une d’elles, plus retentissante encore, une phrase-signet dans un missel ou sur un site d’Internet celle-là, retentira dans les couloirs de votre mémoire d’enfants passés date. Au lac St-Jean, le soir, quand le soleil décline à l’horizon, des gens tout à fait crédibles assurent l’entendre encore…

Une image pour mieux l’introduire… Nous, les amis de Rin-tin-tin, ne sommes jamais allés à Marrakech ou à Agadir. Et nous n’avons jamais entendu s’élever dans le soir rougeoyant la voix sinueuse et vibrante du crieur invitant les fidèles islamiques à se recueillir. Nous n’avons jamais vu les grandes mosquées d’où part l’appel à la prière ni les petits enfants marocains, iraniens, égyptiens ou palestiniens quitter brusquement la cacophonie de leurs jeux pour devenir des petites bouses de vache rondes et froissées toutes tournées vers La Mecque afin de prier Allah. Mais, l’intuition était là que, partout dans le monde, là où il y avait des enfants, il y avait aussi des mamans et des moments dans la journée où les unes se mettaient à crier après les uns, que les portes se mettaient à s’ouvrir et à se refermer, les rires à fuser puis à s’éteindre au bout d’un son bref et sec.

Encore une voix donc, une voix de mère-chercheuse, à tête porteuse, qui dominait complètement le tonnerre de nos jeux les plus bruyants :

- Les enfaaaannts, v’nez vous laveeeer làààààà!

Une phrase éteignoir de journée, qui zappait sur le canal famille tous les petits rejetons de la même tribu et qui vous les alignait à la file indienne près de l’évier de la cuisine. Là, une débarbouillette s’en emparait, les grimpait sur le comptoir et vous leur décapait le tour du nez, en deux claques et trois coups de main.

Plus tard, après l’âge de la débarbouillette, à quelques heures des premières rondeurs et des premiers sacres, c’était la même voix, mais une autre phrase, avec des lettres majuscules toutes carrées et d’énormes points d’exclamation qui ne la quittaient jamais. Une phrase magique, sacrée, absolue, absolutiste, absolument incontournable, comme le Coran et son crieur en haut de la mosquée, et qui avait le don d’aplanir toutes les différences d’âge et de goûts, et de faire chanter à l’unisson tout le choeur des petits Collard :

- VITE LE CHAPELET, QU’ON EN FINISSE!!!!

Alors se déroulait le dernier miracle de la journée : une maison se mettait à marmonner, des dossiers de chaises à baragouiner. À ânonner un escalier décoré de petits corps subitement écrasés de fatigue :

- Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur ….

Il s’agit ici d’une traduction libre, il va sans dire. Rien à voir vraiment avec ce qu’une retranscription fidèle des sons aurait pu donner. Si une langue est un ensemble de bruits de bouche qu’un groupe, l’utilisant, peut décoder, alors le chapelet était une langue, Une autre hypothèse est à considérer cependant : c’est possible que les petits héros se privaient de prier très fort parce que, les fenêtres étant ouvertes, les voisins auraient pu les entendre, et plus personne aurait voulu faire les Indiens le lendemain.

Mais étions-nous bien conscients de toutes ces nuances?! Finalement, c’était donc une phrase-clé qui fermait la journée à double tour: fini, le jouage, et au lit tout le monde. La journée est finie n-ninie. Aussi, avant même que le dernier " Ainsi soit-il " ne soit prononcé, juste avant le signe de croix qui terminait le chapelet, nous étions tous crucifiés, le nez au plafond, chacun à notre bord de lit, par le phrase- point final :

- Pisse pis monte pis couche!!!

 

Raynald