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La petite bonne femme

Lorsque je repense aux hivers de mon enfance, je ne peux m’empêcher d’évoquer l’étrange aventure qui nous est arrivée, à Hélène et à moi. J’avais environ 8 ans et Hélène, un an et 9 mois de plus.

C’était un samedi, en fin d’après-midi, à L’Ascension-de-Notre-Seigneur, au Lac Saint-Jean. Notre petit village à flanc de plateau : une vue imprenable sur les champs des Renaud et sur la plaine s’étendant jusqu’à Alma, avec les Laurentides en arrière plan. 1500 habitants, un curé, des marguilliers. Le maire, c’était Adrien Tremblay, je crois.

Papa déblayait la neige dans la cour après une belle bordée, tombée pendant la matinée. À l’intérieur, ça brassait dans tous les sens : c’était le jour " du samedi ". Les tapis venaient battre au frais, les poubelles étaient vidées, le prélart à carreaux nettoyé puis ciré, les draps changés, les chambres rangées, le bois " rentré ", pendant que la machine à laver ronronnait et roulait du tordeur sur un fond d’Elvis ou de Platters.

Vers 4 heures de lrouge1.JPG (5538 octets)’après-midi, une heure où la lumière, encore belle, s’apprête à descendre vers l’ouest, à la brunante, Hélène et moi étions sorties pour aider papa, ou pour jouer, ce qui revenait souvent au même. Nous étions habillées comme des oignons. Le foulard sur le nez - je me souviens – et en paletot rouge...
Ce dernier peut-être bien hérité de la croissance de Jacynthe, en tout cas, ressuscité du " garde robe du milieu  ".

Nous jouions dans le banc de neige, juste à l’entrée de la cour. L’endroit était idéal pour nous laisser tomber sur le dos, tasser nos fesses et laisser de belles traces en battant des bras comme des papillons, la goutte au nez, le foulard recouvert d’un frimas bien blanc, bien épais. Il me semble respirer encore le parfum de l’air frais... d’une fin de journée à l’Ascension...

Nous creusions des tunnels en plongeant un bras et puis l’autre, essayant de rejoindre nos mains pour percer des gorges que nous imaginions terriblement profondes.

En remuant dans un sens puis dans l’autre, nous étions remontées précisément à l’angle de la rue et de la cour. Un 90° degrés bien dessiné par la conjugaison du travail de la " gratte " et de la pelle à neige. Nous provoquions des coulées de neiges, des cataclysmes sans conséquences... du moins je le croyais...

Nous en étions là dans nos ébats quand, au bout d’un moment, il me semble en effet entendre des voix. Quelqu’un nous appelait. Je ne connaissais pas la voix. Les cris étaient faibles, lointains... ou comme étouffés sous la neige... Sous la neige !?

En y regardant de plus près, à nos pieds, on pouvait apercevoir un bout de planche. Une croûte, tout ce qu’il y a de plus banal. Un morceau emprisonné sous trois pieds de neige. Bien coincé, avec quelques traces de glace et d’humidité...

Il me semblait, sans le croire, que c’est de là que provenaient les cris. Sous la planche, il y avait peut-être 4 pouces de hauteur libre, allez 4 et demi à tout casser... Un peu juste pour y entrer ! Y a de quoi aiguiser la curiosité des deux gamines que nous étions. Aussitôt jetées par terre, nous voilà à scruter le dessous de la planche...

- Y a du monde là-dessous ?!
- Wow... ! Hein ! ...C’est quoi ?
- Arrêtez ! Vous allez nous écraser !!!
- Hey ! Regarde !
- Hein ! C’est ben bizarre !
- Mais arrêtez !

Sous la planche, juste sous notre nez, une dame et sa petite fille ! La dame ne mesurait pas plus de 3 pouces, la petite fille, moitié moins... Hélène et moi, on se regarde. Bonfe2.jpg (9370 octets)

- Tu vois-tu ce que je vois ?
- Ça se peut pas !
- Ben, regarde !
- Chut !!! Parlez moins fort !
- Qu’est-ce que vous faites là ?
- Nous ? On habite ici.
- Ah... Heu... Mais y fait froid. Vous devez pas avoir chaud !
- Ben, avant que vous ne fassiez tomber le mur, y avait pas de problème ! Nous sommes bien chauffées d’habitude ! Mais avec le grand courant d’air que vous nous faites là, c’est sûr qu’y fait moins chaud !

La petite dame était en colère après nous ! Pour nous, la curiosité empiétait sur la surprise. Dans la pièce où elles vivaient, il y avait une cheminée creusée à même la glace. Et sous une planche, une minuscule grande table au centre, des bancs de chaque côté, une sorte de toute petite cuisine, Une grande cuvette pleine d’eau chaude et une planche à laver reposaient sur la table.

Qui aurait pu imaginer chose pareille ? Personne ne nous croirait, c’est sûr ?

Je réalisais que nous venions de déranger les locataires du lieu, au moment où elles étaient plongées dans une lessive. Nous avions, sans le vouloir, fait tomber le mur ouest de leur habitat... Pas de quoi être fières... La petite dame avait des raisons d’être en colère. Mais qu’est-ce que c’était mignon !

- Bon, je peux pas discuter avec vous autres là,. J’ai du travail, moi !
- Ben, on voulait pas vous déranger !
- C’est ça, allez jouer plus loin !
- Mais y a not’père qui est en train de pelleter l’entrée. Vous avez pas peur de vous faire enterrer ?
- Vous inquiétez pas pour nous autres ! D’ailleurs si vous pouviez faire tomber un peu de neige pour refermer le courant d’air que vous nous avez fait là, ça nous arrangerait. Pis, allez donc jouer plus loin !

Tiraillées entre l’envie d’appeler tout l’monde dehors pour leur montrer notre découverte et celui de réparer les dégâts que nos jeux avaient provoqués, nous regardions la planche, la neige, puis papa qui progressait dangereusement vers l’endroit en repoussant tout ce qu’il y avait sur son passage.

Sans discuter et sans poser de questions supplémentaires, nous avons choisi d’obéir à notre petite bonne femme. Nous les avons réinstallées à l’abri et, pour aider not’père, nous lui avons offert de déblayer juste la zone qui nous intéressait, en prenant bien soin de ranger la neige " comme y faut ".

Au cours de cet hiver-là, nous sommes retournées régulièrement à la recherche de nos petites bonnes femmes dans la neige. Au printemps, nous avons bien retrouvé not’planche mais plus personne dessous... Avaient-elles trouvé un autre abri ? Ont-elles été écrasées par la grosse " gratte " à Potvin qui avait le contrat d’ouvrir les rues dans ce temps-là? Nous ne le saurons jamais.

A cette époque, nous dormions dans le même lit... et il paraît qu’en dormant ensemble, souvent les enfants partagent les mêmes rêves...

Elle est pas belle la vie ?

Rachel, une histoire illustrée par Hélène.


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