[ retour ] [ Nouvelles ] [l'album ][anecdotes]


Séance d’arrachage de dent.

Le dentiste, quand on avait le malheur d’en voir un, c’était pour vous arracher les dents.
Bon sang qu’on en avait peur et qu’on les détestait. Mais, quand les dents font mal, autant se résigner à aller à l’abattoir et se confier au seul sorcier capable de conjurer le mal. Ce sorcier avait d’énormes pinces à la place du visage et le seul anesthésique dont il disposait était un torchon bourré d’éther qu’il nous écrasait sur le nez. Il n’avait plus qu’à compter jusqu'à dix et nous voilà magiquement expédiés dans les vaps. Que de mamans auraient souhaité pouvoir en disposer de temps en temps....

Ce matin-là, il régnait dans la maison un calme étrange, une atmosphère ouatée, comme si tout le monde était déjà sous l’effet du gaz anesthésiant. Tous les enfants de la rue qui avaient mal aux dents attendaient dehors avec leur mère, alignés docilement, tous plus morts que vivants. Certains se risquaient à se chamailler hypocritement pour passer en dernier. Les grandes personnes étaient exclues. Elles, les chanceuses, avaient des dentiers. Plus de mal de dent, plus besoin de dentiste.

Tout breuvage et toute nourriture étaient interdits avant l’opération. On devait rester à jeun et attendre que le sorcier arrive avec sa grosse sacoche noire d’où il extrairait ses instruments de torture. Puis, à tour de rôle, on allongerait la petite créature sur la table froide et dure de la cuisine, on lui enlèverait cette quenotte maudite et hop ! quelques tapes sur la joue et tout serait fini. Ne resterait qu’un trou suintant en souvenir de ce voyage dans les vaps.

Mais comment faire comprendre à un enfant de quatre ans, tenaillé par la faim, qu’il ne peut rien mettre dans son petit estomac tant que le ‘bon docteur’ n’est pas arrivé. J’avais du attendrir maman puisqu’elle se risqua à me faire avaler un verre de jus de tomate une heure avant l’arrivée du docteur. Comme tous les autres agneaux du sacrifice, à mon tour, je monte bravement sur la table, aspire le torchon puant et m’endors profondément pendant toute la durée de l’exécution. Je dors si profondément en fait que je refuse de me réveiller. Voilà que le sorcier est très inquiet. M’aurait-il administré trop de potion magique ?

D’un ton accusateur, il se retourne vers maman :  " Lui avez-vous donné quelque chose à manger ? "

Aussi affolée que le sorcier, maman répond : "Mais non docteur, juste un verre de jus de tomate."

L’inquiétude du docteur s’accrut.

" Il faut la réveiller tout de suite. Je vous avais dit de ne rien leur donner ", lui reprocha-t-il.

Les tentatives de protestations de maman se perdirent dans les efforts qu’on mit à me réveiller.

Après m’avoir bien secouée, on me retourna sur le ventre, me mit les mains dans la bouche et je me réveillai enfin en vomissant le jus de tomate maudit.

 

- " Au suivant, maugréa le docteur ".

 

Marie


[ retour ] [ Nouvelles ] [l'album ][anecdotes]